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  • Photo du rédacteurCarine Mendez

Assises de l'Ariège : le jaloux, son rival et leur amie "Maggie" - Article Libération du 26 mai 2023

Dernière mise à jour : 25 juil. 2023

Après trois jours de procès, Jean-Gilbert Savoldelli a été condamné ce vendredi à vingt ans de réclusion criminelle pour l’assassinat de Laurent Marty, 82 ans. L’histoire d’un triangle amoureux et d’un crime venu chambouler, en 2020, la tranquillité de la petite ville de Pamiers.


Dans un palais de justice tout rond, posé à Foix comme un ovni en bordure de forêt, dans une salle si blanche qu’elle pourrait être celle d’un hôpital, un homme s’ennuie. La première session d’assises de l’année s’est ouverte et, dans sa chemise étirée par un ventre proéminent, il écoute distraitement un expert expliquer le fonctionnement du vieux fusil qu’il a hérité de son père, la présidente lui demander, parfois, s’il a quelque chose à ajouter – «non, rien» – une robe noire requérir à son encontre vingt ans de réclusion criminelle ou encore un flic raconter qu’il a d’abord «cru à une blague» quand, en 2020, on l’a appelé pour «des tirs à Pamiers». En Ariège, les crimes sont si rares qu’il n’y a généralement que deux sessions d’assises par an. Dehors, en ce moment, ce qui préoccupe tout le monde, c’est l’ours. L’animal a surgi face à des randonneuses, il dévore les troupeaux et même les gros chiens. Alors on s’agace de «Paris déconnecté» qui refuserait les mesures d’effarouchement. A l’intérieur, Jean-Gilbert Savoldelli, 65 ans, éboueur à la retraite, passe un mouchoir en tissu sur son visage.

Il regarde fixement devant lui. Peut-être compte-t-il les lambris infinis tandis qu’on juge son dossier estampillé du mot «assassinat», venu bousiller la quiétude du coin. Et qu’on le juge vite car, même si trois jours d’audience sont prévus, la présidente semble pressée. Les témoins défilent. Ils sont les amis, les collègues, les badauds. Au café de la Poste, à Pamiers, durant l’été 2020, une saga tient tous ces habitués en haleine : deux hommes aiment la même femme. Ils se narguent. Ils se toisent. L’un, fanfaron, répète à qui veut l’entendre qu’il va tuer «le chien», qu’il va «le zigouiller». L’autre hausse les épaules, réplique en miroir : «Chien qui aboie ne mord pas » Et au milieu, il y a «Madame Maggie», une jolie retraitée qui sirote son café tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre. Voilà qu’elle s’avance à la barre, entre le cliquetis de ses talons et les chuchotis impatients – «ah enfin !» – du public. Dans le box, l’homme qui s’ennuie relève soudain la tête.


«J’avais pitié de lui»


Marguerite, ancienne aide à domicile, a «78 ans et demi» et une permanente impeccable. Un trait de rose souligne ses lèvres. Elle porte une veste en cuir et un élégant chemisier. En 2017, sur un parking de supermarché, une amie lui a présenté Jean-Gilbert Savoldelli. «On a un peu discuté, je venais d’être opérée d’un cancer.» Il lui a rendu visite tous les jours pendant sa convalescence. Comme elle habitait au troisième, il l’attendait souvent en bas pour porter ses commissions. L’air de rien, Marguerite plante la première banderille : «J’avais pitié de lui, il était seul.» En novembre 2019, il l’a aidée à déménager, poursuit-elle. Elle plante la seconde banderille : «Je lui ai dit, «reste, si tu veux»». Ils se sont fréquentés deux ans et demi, ils ont vécu ensemble entre janvier et avril 2020. Pourtant, dans cette salle toute blanche, Marguerite soutient qu’il ne s’agissait «que d’un ami» (qui, certes, dormait dans son lit, lui offrait des roses et «plein de cadeaux»). A contrecœur, elle admet : «Il me disait qu’il m’aimait. Moi, ça ne sortait pas



Elle nie chaque bout d’idylle, les restaurants du dimanche et les balades main dans la main. De ses silences impitoyables, elle dégomme l’intimité partagée, de ses mots catégoriques, elle transforme les sentiments en commisération. «Madame Maggie» a décidé que rien de ce qui se passe ici ne la concerne. Elle retranche l’amour à l’histoire, pour l’un comme pour l’autre d’ailleurs. Bien plus tôt, en 2000, elle avait fait la connaissance de Laurent Marty, un chauffeur de taxi «très gentil». Il était marié mais cela lui «convenait». Pendant près de vingt ans, ils se sont retrouvés clandestinement «tous les quinze jours environ». Ils ont continué à se voir «amicalement» après leur rupture de 2015, et même après leur «fâcherie» de 2019, à l’époque où Jean-Gilbert Savoldelli s’était installé chez elle. Sans tendresse ni chagrin, Marguerite laisse les jurés en plan. Au deuxième rang, une dame déballe des Mon Chéri. Elle avale les chocolats aussi goulûment qu’elle écoute la vie de ses voisins de Pamiers.



«Il y a eu une dispute…»


Fils unique d’Italiens arrivés en France en 1952, Jean-Gilbert Savoldelli a grandi dans une ferme ariégeoise entre violences et alcool. «Je ne souhaite à personne d’avoir des parents comme eux, ils sont méchants», répond-il à l’unique question posée par la présidente sur sa vie. On racontera à sa place que, chaque jour, il fallait traire les vaches et aider aux champs ; que le dimanche, parfois, il s’échappait pour aller à un match de rugby et qu’avec son grand gabarit, il n’était pas mauvais. A 14 ans, quand son père a commencé à souffrir d’une sciatique paralysante, il a dû arrêter l’école pour le remplacer. Quatre ans plus tard, il rencontrait Jocelyne à la fête du village de Cintegabelle et l’épousait malgré l’opposition de ses parents. Ils se sont séparés en 1983 et, comme une fatalité, Jean-Gilbert Savoldelli est revenu à la ferme dont il s’est occupé jusqu’à ce qu’elle fasse faillite. Il n’a jamais revu son ex-épouse, ni pris de nouvelles de son fils, Frédéric.



Engagé au Smectom (syndicat mixte de collecte et de traitement des ordures ménagères) comme ripeur, il passera vingt ans accroché à l’arrière d’un camion benne, le corps malmené, avant de s’arrêter, à l’orée de la retraite, à cause d’une tendinite à l’épaule. On racontera à sa place aussi qu’en 2006, un inconnu l’a abordé au marché pour «lui présenter ses condoléances», et qu’il a ainsi appris que Frédéric était mort d’une crise cardiaque, à 28 ans. Dans cette vie de solitude, de deuils et de labeur est donc arrivée Marguerite, comme un «rayon de soleil». Au début, en 2017, il se pliait aux visites de Laurent Marty, l’ancien amant «rôdant» dans les parages. Mais très vite, il n’a plus supporté de croiser le passé qui montait les escaliers. Le passé au café du coin. Le passé qui écrivait des cartes d’anniversaire. Sa «scarole», comme il l’appelait, lui répétait : «T’en fais pas, on est juste amis.» Il n’y croyait pas. Le psychiatre, Florent Trape – qui a retenu une altération du discernement –, estime que le crime résulte d’«une jalousie pathologique», d’«une paranoïa en secteur, c’est-à-dire qu’il a un comportement normal et adapté, sauf lorsqu’il s’agit de Marguerite».



Là, tout se détraque. Chaque petit détail est sujet à grande interprétation. Si Marguerite retire le «beau bracelet» offert pour son anniversaire, c’est qu’elle le trompe. Si elle va au café, c’est qu’elle le nargue. Si elle lui dit «t’as bonne mine dans ta Mercedes», c’est qu’elle se moque de sa 206. Quand il a emménagé chez elle, il s’est senti un peu rassuré, ils étaient «comme un couple marié». Mais cinq mois plus tard, en avril 2020, «il y a eu une dispute au sujet de Laurent Marty». «Elle disait qu’il était plus riche que moi, plus musclé que moi…» soupire Jean-Gilbert Savoldelli. Alors il a découpé les vêtements qu’elle lui avait achetés et ils ont constaté, sans un mot, les lambeaux de leur histoire. A partir de là, ils ne se sont plus revus. Enfin, presque. Il a surgi derrière Marguerite dans les rayons du Leclerc – «une coïncidence» –, il a déposé des fleurs, une truite morte et des mots d’amour dans sa boîte aux lettres. A Pamiers, ses amis l’ont vu se planquer derrière les arbres pour «vérifier» si «la scarole» était attablée avec «le chien» au café de la Poste. Pensant que c’était «un jeu, presque enfantin», ils l’ont accompagné sur le parking du Cotton Club, un dancing, pour voir si elle était là. Jean-Gilbert Savoldelli ne dormait plus, ne mangeait plus. On lui trouvait une sale mine.



«Je vais rentrer, ma femme m’attend»


Lorsqu’il a été placé en garde à vue, le soir du crime, il a tout avoué : la location d’une voiture «pour ne pas se faire repérer» ou encore l’idée de tirer «parce que discuter ne sert à rien». Depuis la prison, quelques mois plus tard, il a écrit à son amie Carmen, sa seule visiteuse : «L’autre con, il a voulu jouer, il a perdu. Je l’ai averti deux fois à Leclerc, maintenant c’est fait.» Aujourd’hui, il voudrait bien faire machine arrière, soutenir qu’il n’a rien prémédité, que c’était un «coup de colère» déclenché par une injure («sale macaroni»). Mais d’une phrase malheureuse, il redevient «le jaloux» : «Je savais que c’était son amant et moi je tenais à elle.» «C’est un crime d’effacement, insiste Yves Morhain, psychologue. Il voulait annihiler l’autre pour supprimer ce qui était insupportable. Il n’a pas pensé aux conséquences, au fait qu’il détruisait une vie et la sienne dans le même temps.»



«Et la nôtre», souffle une voix depuis le banc des parties civiles. Marie-Rose Marty, 79 ans, est quasiment invisible entre ses enfants, Thierry et Nadia. Des cheveux gris émergent, puis une frêle silhouette. La vieille dame marche à petits pas jusqu’à la barre pour décrire son «lit froid». Elle est la première à parler d’amour. Toute sa vie, celui qu’elle avait rencontré dans un bal à 17 ans aura été un compagnon «prévenant» et un père «fantastique» qui emmenait ses enfants aux champignons et à la pêche, évoque-t-elle. Même à 82 ans, souffrant du dos, Laurent Marty souriait encore en s’appuyant sur sa canne. Tous les deux «ont travaillé nuit et jour jusqu’à la retraite». Elle était auxiliaire de vie. Lui avait eu une enfance rude et pauvre dans une ferme du coin, forcé d’arrêter ses études pour aider ses parents. Au départ, il était ramasseur de lait puis, quand est venu le temps des citernes, il s’est mis à conduire des cars. Enfin, il a repris une licence de taxi.



Il n’a jamais raté un déjeuner, jamais un dîner non plus, tient à préciser Marie-Rose. A Pamiers, elle avait entendu la rumeur, cette vilaine rengaine au sujet d’une «dame blonde» dans le taxi de son mari. Une seule fois, il y a «très longtemps», elle lui avait posé la question. Puis elle avait rangé «la dame blonde» dans ce tiroir réservé aux choses qui existent mais qu’on refuse de voir. Aujourd’hui, elle ne veut pas prononcer le mot «infidèle». Ni «Marguerite». Elle veut juste regarder, sur le grand écran, les photos de son mari qui adorait manger des biscuits.



Le 12 octobre 2020, dans l’après-midi, Jean-Gilbert Savoldelli a loué une Citroën C3 et s’est garé près de l’église, dans le centre de Pamiers. Pendant deux heures, il a écouté de la musique «en attendant». Vers 18h30, Laurent Marty a salué ses copains du café de la Poste : «Maggie ne viendra plus, je vais rentrer, ma femme m’attend.» Dès qu’il a vu la silhouette appuyée sur sa canne, l’accusé a armé le vieux fusil. La première balle a atteint le cou. Jean-Gilbert Savoldelli a regardé le ravisseur de son «rayon de soleil» s’effondrer sur le bitume. La seconde balle, tirée à bout portant, s’est logée dans la jambe. Dans la mare de sang, il a regardé encore l’autre fils de fermiers, avec sa femme aimante, ses deux enfants en bonne santé et sa vie si réussie. Puis il est rentré chez lui. Vendredi, après quatre heures de délibéré, les jurés l’ont condamné à 20 ans de réclusion criminelle (assortis d’une période de sûreté de 12 ans), retenant l’altération de son discernement au moment des faits. Dehors, on ne parle plus de l’ours. Un mouton grignote tranquillement la pelouse du palais de justice.


Julie Brafman (Libération)

Hugues Micol (illustration)




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